Penser à tout, tout le temps : et si on tentait la décharge mentale ?
Publication 18 décembre 2017

Penser à tout, tout le temps : et si on tentait la décharge mentale ?

Le concept de « charge mentale » a connu cette année une mise en lumière inédite, suite à la publication d’une bande dessinée de l’illustratrice française Emma sur les réseaux sociaux. Il désigne le fait pour les femmes d’être considérées, par défaut, comme les responsables de la bonne organisation de la vie du ménage. Planifier la vie de famille, penser à ne surtout rien oublier, cumuler avec une vie professionnelle souvent intense, est-ce le lot de toutes les femmes ? Que mettre en place pour parvenir à une « work-life balance » acceptable ?
 

La charge mentale – un sujet remis avec brio au gout du jour par l’illustratrice française Emma qui a publié en mai dernier la BD « Fallait demander » sur Facebook. Cette BD décrit le travail invisible et ininterrompu réalisé par les femmes pour veiller à la bonne organisation de la vie du ménage. Pour ce faire, elles dépensent une énergie folle à garder en tête toutes les actions à réaliser et à les planifier : acheter des céréales pour le petit-déjeuner, sortir le linge de la machine avant de réveiller les enfants, prendre rendez-vous chez le coiffeur pour l’ainé, sortir les poubelles le vendredi matin, prendre un rendez-vous chez le dentiste pour toute la famille, acheter un cadeau pour l’anniversaire de mamy, appeler Sophie parce qu’elle déprime, … Et tout cela en plus des responsabilités qui sont les leurs au niveau professionnel. La médiatisation du concept a eu le  mérite de mettre des mots sur un sentiment omniprésent, de délier les langues et de décomplexer les femmes par rapport aux difficultés qu’elles éprouvent à allier les rôles de super-maman, super-épouse, super-gestionnaire de ménage,  super-organisatrice familiale, super-travailleuse à responsabilités … et tout cela avec le sourire svp.

Si nous pouvons nous accorder sur le fait que la charge mentale des femmes est sans doute exacerbée par le fait que les femmes mènent aujourd’hui de front carrière et vie de famille, nous ne partageons cependant pas le parti pris selon lequel cette charge reposerait exclusivement et de manière générale sur  la gente féminine. Il n’est en effet pas rare d’observer un partage – plus ou moins équitable, il est vrai - de celle-ci au sein d’un couple. « Chez nous, on travaille tous les deux beaucoup et, à la maison, chacun a ses tâches de prédilection, qu’il prend en charge de a à z, explique Marie, 39 ans, trois enfants. Moi je m’occupe des enfants le matin,  de la cuisine et de la lessive, mon compagnon se charge des enfants à la sortie de l’école, de payer les factures, de sortir les poubelles et de faire les courses. Pour le reste, nous essayons de nous partager les autres tâches à effectuer, au jour le jour. Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir plus de charge que mon compagnon. Ce dont il s’occupe, je n’ai même pas à y penser…  ». Les hommes également peuvent prendre sur leurs épaules les contraintes et responsabilités de leur ménage et être dès lors soumis à une charge mentale importante.

La charge mentale pose également la question de l’équilibre vie privée – vie professionnelle (ou de la « work-life balance »), devenue centrale dans le milieu du travail.  C’est aujourd’hui l’affaire de tous. L’employeur est évidemment concerné au premier chef. Responsable du bien-être des travailleurs, il doit veiller à aménager des conditions de travail permettant l’épanouissement professionnel, mais aussi privé. Le travailleur, quant à lui, devient de plus en plus exigeant vis-à-vis de son employeur. Il est de plus en plus attentif aux conditions proposées qui favorisent cet équilibre vie privée - vie professionnelle et qui rationalisent donc la charge mentale : trajets domicile travail raisonnables, possibilités de télétravail, horaires satisfaisants voire flexibles, nombre de jours de congé suffisants, etc.  En tant qu’employeur, y être attentif ne peut qu’être bénéfique : prévenir la charge mentale, c’est en effet aussi prévenir le burnout : un travailleur épanoui dans les différentes sphères de sa vie bénéficiera de ressources individuelles lui permettant se montrer plus résilient face aux difficultés professionnelles et sera donc moins sujet au burnout.

Pour nous épanouir malgré cette charge qui pèse sur nous, nous adoptons tous des trucs et astuces, divers et variés, qui donnent des résultats plus ou moins efficaces. Pour nous faire part de son expérience en la matière, nous sommes partis à la rencontre de Katleen, maman de deux jeunes enfants et qui occupe un poste à importantes responsabilités dans une entreprise de 500 personnes.

Entre deux réunions, elle nous a expliqué ce qu’elle a mis en place pour parvenir à mener sa vie de super-héros des temps modernes. 

Interview de Katleen Sottiaux, 37 ans

Directrice opérationnelle et financière chez Cohezio.
Maman de deux enfants, de 8 et 6 ans. Sportive. Super active.

Le concept de charge mentale fait-il écho chez vous ? Avez-vous le sentiment d’être en quelque sorte la responsable du bon déroulement de la vie de famille, en plus de votre charge professionnelle conséquente ?

Oui, cela me parle fort ! Cela définit tout à fait un sentiment que j’ai depuis pas mal de temps et qui a explosé avec l’arrivée de mes deux enfants. A leur âge, ils ont déjà pas mal d’activités en plus de l’école, et donc la charge mentale est encore plus forte d’année en année. Je me sens responsable de l’organisation de la vie à la maison, en plus de tout ce que je gère au niveau professionnel. Mon mari m’aide énormément dans la pratique, mais je peux dire que c’est moi qui pense et planifie tout : les activités de tout le monde – y compris les miennes parce que je veux garder des moments pour moi – les courses, les vacances, les événements à ne pas oublier…

D’où vient le fait, selon vous, que la charge mentale repose majoritairement sur vous ?

Tout d’abord, nous n’avons pas beaucoup de soutien familial à proximité. Nous devons donc compter pratiquement exclusivement sur nous, et parfois aussi sur notre réseau de baby-sitters, mais elles ne sont pas spécialement libres à 16h pour aller déposer les enfants à la musique ou au sport… C’est aussi dû à nos caractères : mon mari est très relax, cool. Moi j’ai besoin d’être dans le contrôle. Depuis toujours.

Mettez-vous une stratégie en place pour faire face à cette charge mentale ?

Je dois avouer que cela prend du temps pour trouver les moyens de faire diminuer cette charge mentale. Je suis quelqu’un qui est toujours dans l’action, qui veut trouver des solutions. Donc j’ai beaucoup lu, j’en ai beaucoup parlé autour de moi avec des amis qui ont des enfants, pour arriver à mieux nous organiser. On a tout essayé : des calendriers pendus aux murs, des post-it sur le frigo, des to-do lists sur papier…  Sans que ce soit optimal. Mais depuis presque un an, j’ai le sentiment qu’on a trouvé une méthode plus efficace.

Laquelle ?

J’ai offert un smartphone à mon mari, le même que le mien, de cette manière nous pouvons travailler sur le même agenda électronique. On a choisi des couleurs différentes en fonction que ce soient des activités familiales, professionnelles ou familiales. Nous partageons donc notre agenda et en plus, nous utilisons une App’ commune, qui s’appelle « Wunderlist ». Ce sont des to-do lists partagées, qui peuvent tout concerner : les travaux à faire à la maison, les courses, les derniers préparatifs avant de partir en vacances, etc. Et on peut y changer très facilement l’ordre des priorités. J’ai aussi toute une série de listes personnelles : les livres que j’ai envie de lire, les voyages que j’ai envie de faire, les cadeaux que je pourrais offrir, etc.

Qu’est-ce qui a changé grâce à cette nouvelle stratégie ?

Pour moi, cela fait baisser la pression et le stress. Je sais que tout est repris quelque part, ailleurs que dans ma tête et que je ne l’oublierai pas. Mon mari se sent mieux aussi, il comprend mieux ce qui est important, pour moi, pour lui, pour nous. Sans cela, il y avait trop de tensions, on n’avait plus assez de « quality time ». Comme nous travaillons beaucoup, je trouve que le peu de temps que nous avons pour la famille, pour nous, il faut qu’il soit de qualité. Je veux donc m’organiser pour que le temps ensemble soit précieux et pas rempli de tensions parce qu’on n’a pas anticipé l’une ou l’autre chose.

Quels sont les facteurs de réussite de ce modèle ?

Cela fonctionne surtout parce que la répartition des tâches entre mon mari et moi nous convient. C’est une condition sine qua non : la répartition des tâches doit être claire et ne pas varier… L’autre condition, c’est de se tenir à un seul système d’organisation, de ne pas les mélanger.

Quelles sont, a contrario, les limites de ce modèle ?

Le grand problème - mon grand problème - c’est que je veux faire trop de choses. J’ai un job où je m’investis à fond, je fais du sport, mon mari aussi, mes enfants font de la musique, du sport, vont au mouvement de jeunesse, je veux voir tous mes amis, je veux continuer à aller au cinéma, à lire des livres, à voyager… Je peux donc mettre tous les systèmes imaginables en place, cela ne m’empêche pas d’avoir une sorte de stress continu à cause de cela, parce que je n’arrive pas à faire certains choix.

Vous donnez l’impression de tout contrôler. Et l’imprévu ou le laisser-aller dans tout cela ? Vous n’en avez pas besoin ?

Si bien sûr ! Attention, je n’organise pas parce que j’aime cela : je le fais pour gagner en temps qualitatif ! Et je lâche la pression sur plein de choses : par exemple, mes enfants, ils s’habillent comme ils veulent. Je relativise : ma fille va à l’école en été avec ses bottes d’hiver ? Tant pis. La maison est en désordre, ce n’est pas grave, je préfère rentrer et jouer avec mes enfants que ranger ! Les devoirs, c’est mon mari qui s’en occupe, je ne contrôle jamais. Je trouve qu’à ce niveau-là, j’ai bien avancé !

Comment définiriez-vous votre  « work-life balance » ?

Jusqu’il y a quelques mois, elle n’était pas optimale. Mais maintenant, je coupe vraiment entre le travail et la vie privée. Par exemple, sur mon smartphone, j’ai peut-être plein de listes (rires), mais je n’ai plus mes mails. Pour ne plus être tout le temps dérangée ou tentée. A la maison on ne parle pas ou peu boulot. Pas de téléphone ou de mails en vacances non plus. Je ne travaille plus après 20 heures, parce que sinon, je ne dors pas et si je travaille le week-end, c’est quand les enfants sont occupés et je m’isole. Mais j’essaie que ce soit exceptionnel, parce que plus j’avance, plus je sens que le week-end doit être un moment de ressourcement pour pouvoir mieux travailler la semaine. J’ai repris le sport, assez intensivement. Je joue au tennis, c’est pour moi un sport qui me permet de me mettre dans un « flow ». C’est aussi quelque chose que j’ai lu : l’importance de trouver des activités qui nous emportent dans un « flow », dans un mouvement, et qui ne nous font penser qu’à cela. Pendant que je joue au tennis, je ne pense pas au boulot. Même chose quand je travaille, je ne pense pas à autre chose. Je suis complètement dedans. 

Que répondez-vous quand on vous dit que vous êtes une « superwoman » ?

Que j’ai surtout un super mari, super flexible, calme et qui prend beaucoup sur lui ! Sans lui, je ne pourrais pas faire tout ce que je fais. Et que tout ce que je fais et investis, c’est surtout pour que ma famille se sente bien.

 

Noëmi Panizieri,
Manager du département psychosocial Cohezio

 

Publié dans Psychologies Magazine, décembre 2017.